ILS MARCHAIENT SANS SE MOUVOIR / WORKSHOP MAISON LAURENTINE / KARYN VYNCKE
Chateau de Faverolles, août 2014.
Immense espace humide. Immense espace propice.
Les prophéties de Léonard de Vinci dans nos têtes, griffonnées sur des bouts de carnets, apprises par coeur.
Ils marchaient sans se mouvoir…
Les prophéties à la fois convoquent, conjurent et déjouent les peurs et les catastrophes, les associant souvent à la trivialité d’une devinette. Karyn avait écrit que nous nous intéresserions à la dimension énigmatique, à la tension entre cruauté et vérité, en nous laissant inspirer par les prophéties pour engendrer des actions fortes. Façon de travailler à déjouer peurs et catastrophes, à notre manière. Chacun avait plus ou moins réfléchi, plus ou moins lu. Chacun disait son désir, sa curiosité, sa peur de participer à ce qui allait se tramer pendant la semaine. Ne nous connaissant pas ou très peu entre nous, il nous faudrait fabriquer de la "matière à spectacle", en peu de temps, sur un sujet prétexte plutôt flou.
Ce fut fluide et intense. Chaleureux. Magique. Luxueux. Aucun d’entre nous n’aurait voulu que ça se termine. Nous avions tous la certitude de participer à une grande aventure, de construire quelque chose d’important, qui dépassait l’enjeu d’une performance, ou d’un spectacle.
Les spectateurs ont ressenti la même chose.
Quel est cet indéfinissable ? Qu’est-ce qui a été vécu là, et qui a nourrit nos âmes si fort ?
Une sorte de chemin s’est inventé sous nos pas, un chemin ensemble, un chemin qui nous ressemblait et nous emmenait plus loin, sur un territoire dont la carte n’existe pas. Nous étions au coeur de l’intuition, du don, de la gratuité, de l’éphémère, de la vulnérabilité. En agissant, en marchant, en nous déplaçant, nous apprenions à nous connaitre et c’était comme si nous nous apprenions à nous même notre propre langue. Chacun était là par la force de son désir, sans obligation d’aucune sorte, sans enjeu majeur ni contrepartie financière, au fin fond de la haute-marne.
En 2006, alors que je répétais un autre spectacle dans ce même lieu, l’importance symbolique de la faille barrant le mur de pierre de l’immense grange m’avait obsédée. Nous avions filmé un homme marchant dans le désert. Lorsque nous avons projeté le film sur la roche, la présence de la faille donnait l’impression que le personnage marchait exactement au dessus d’un gouffre. Il me semblait alors que c’était là le propre de l’art, cette propension à vouloir marcher au bord des gouffres et à en tirer de la joie et du sens.
Dans une certaine mesure, monter sur scène, faire des spectacles, des performances, ce n’est pas exprimer une vision du monde, mais témoigner de la manière dont le monde entre en nous. Violemment, absurdement bien souvent. Le monde s’engouffre dans nos failles, nos faiblesses, nos questions, nous assénant ses réponses…. Et de cela, de ce viol, nous inventons chaque fois, chaque jour la langue pour le dire. Une langue des actes et des gestes, et qui emprunte parfois les mots des autres. Une pensée par les pieds, les mains, les coeurs, les colonnes vertébrales, les centres de gravité. Pour résister à l’envahissement de l’absurde, de la violence, de la bêtise et de la peur. Ne pas rester figé-enseveli sous le poids du monde qui nous rentre dedans, avec ses tonnes de gravas, ses poussière et ses cendres, mais oui, traduire, organiser, trier, peser, voir, entendre, mettre à distance, réorganiser, rire, transformer, chercher dedans tout ça, le beau. Sans quoi nous ne pourrons plus respirer.
Un grand corps vivant a pris naissance.
Par le désir de se mettre au service d’une chose plus grande que soi-même, mais qui ne se ferait pas sans nous, sans moi, sans toi. A la place que nous avons choisie. Par le respect absolu de la place, du rôle et de la parole de chacun. Par le fait que personne n’a prétendu détenir un savoir que les autres n’auraient pas. Parce que chacun à d’abord écouté les autres. Et parce que chacun savait et reconnaissait sa propre fragilité et ses doutes et ceux des autres. Tout cela qui réunit les conditions de la confiance. (Et tout ce que je n’ai pas vu, saisi ou pas encore compris.)
Rapidité, fluidité, calme, urgence, suspension, immobilité. Accorder les respirations, sentir le rythme. Intelligence organique manifeste et fécondité de la fragilité.
On dirait que le grand corps vient de commencer à se mouvoir.
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